Partie de l’article de Paul Cassia,
professeur de droit public à l’université Paris-1er Panthéon-Sorbonne,
publié dans le quotidien français Libération le mardi 12 mai 2020 :
« A s’en tenir
au seul terrain juridique, la justification du confinement obligatoire repose
sur une valeur : la protection de la vie. Le droit à la vie ne figure pourtant
nulle part dans la Constitution française, dont le Préambule prévoit de manière
vague que la Nation « garantit à tous la protection
de la santé ». C’est la
Convention européenne des droits de l’homme qui l’a consacré en 1950 : « Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. »
En période dite de catastrophe sanitaire –
notion éminemment subjective –, il tétanise les autres libertés et droits
fondamentaux bien plus sévèrement que le « droit à
la sécurité » lorsque l’état
d’urgence sécuritaire est déclaré en application de la loi du 3 avril 1955, car
le droit à la vie est indérogeable. Priorité doit être donnée à sa préservation :
à l’instar d’un nombre très restreint de prescriptions constitutionnelles
telles l’interdiction de la peine de mort, le respect de la présomption
d’innocence ou du principe de dignité de la personne humaine, le droit à la vie
ne se met pas en balance avec d’autres droits fondamentaux. Par suite, nos
interactions sociales du quotidien, source présumée de danger pour la santé publique,
ont dû cesser devant l’impératif catégorique de « sauver des
vies », qui a joué à plein pour le
coronavirus mais pas pour d’autres causes de mortalité pourtant plus ravageuses
et dont nous avons la maîtrise (tabac, alcool, utilisation du pétrole et de ses
dérivés).
Le seul fait
pourtant naturel de sortir de chez soi a été présenté par les pouvoirs publics
comme un quasi-acte de trahison envers la Nation, un risque sanitaire insensé
pour soi-même et autrui. La population infantilisée a été jugée inapte à
s’approprier et pratiquer sans la menace de la contrainte pénale les vertus
préventives du port du masque dans l’espace public, du lavage systématique des
mains et de la distanciation physique lorsqu’elle est possible.
Etat de droit à réinventer
Mais il y a une
règle de procédure constitutionnelle que ni l’urgence, ni le droit à la vie, ni
la protection de la santé publique, ni l’ordre public sanitaire ne peuvent
écarter : celle qui figure à l’article 66 de la Constitution, en vertu duquel
le juge judiciaire est seul compétent – à l’exclusion donc du juge
administratif – pour vérifier que « nul n’est
arbitrairement détenu ». Il est établi
dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel :
1.
qu’une «détention»
est caractérisée par une privation non-brève (supérieure à quelques heures ou
quelques jours) de la liberté d’aller et de venir
2.
que l’obligation
qui est faite à quiconque de demeurer dans son domicile plus de douze heures
par jour constitue une telle privation même si la personne concernée peut
sortir de son domicile lorsqu’elle le souhaite en dehors de cette restriction
horaire, ainsi que cela avait été jugé à propos des assignations à domicile
prises au titre de l’état d’urgence sécuritaire entre novembre 2015 et octobre
2017
3.
qu’enfin, le juge
judiciaire doit être mis à même de contrôler dans le plus court délai possible
la privation de la liberté de circuler.
Or, la loi du 23
mars 2020 créant le régime exceptionnel de police administrative de l’état
d’urgence sanitaire n’a pas tenu compte de cette contrainte constitutionnelle.
L’article L.3131-15 qu’elle a inséré dans le Code de la santé publique prévoit
que le Premier ministre peut « interdire aux personnes
de sortir de leur domicile, sous réserve des déplacements strictement
indispensables aux besoins familiaux ou de santé », et c’est sur cette base beaucoup trop rigoureuse –
elle n’autorise aucune sortie pour motif professionnel – que le Premier
ministre a pris un décret du 23 mars 2020 prohibant par principe « tout déplacement de personne hors de son domicile » et exigeant la détention d’une auto-attestation donnant
le motif et la durée de telle sortie ponctuelle. Aussi invraisemblable que cela
puisse paraître, la légalité de ce décret n’a été examinée par aucun juge entre
le moment où il est entré en vigueur et la sortie du confinement généralisé le
11 mai : notre Etat de droit et à travers lui l’effectivité des recours juridictionnels
sont à réinventer dans le « monde d’après ».
La loi n° 2020-546
du 11 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 10 juillet a
prévu, pour l’application de l’article 66 de la Constitution, de corriger une
malfaçon de la loi du 23 mars et de confier au juge judiciaire le contentieux
des mesures individuelles de quarantaine et d’isolement, qui sont privatives de
la liberté de circulation ; elle a également prévu de mettre fin dès le 11 mai
à la prolongation automatique des détentions provisoires. Mais les modalités de
mise en œuvre du confinement n’ont pas été modifiées, et le Conseil
constitutionnel ne les a pas examinées dans sa décision n° 2020-800 DC du 11
mai 2020 relative à la loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire.
Pourtant, quelle
que soit l’appréciation subjective pouvant être portée sur la nécessité ou la
proportionnalité de cette mesure de police administrative d’une rigueur sans
égale, son régime juridique est de toute évidence contraire au monopole
constitutionnel de compétence du juge judiciaire. Pour reprendre les termes
employés par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 11 mai 2020 à
propos des mesures de quarantaine et d’isolement, en permettant au Premier
ministre de confiner tout ou partie de la population française, la loi du 23
mars 2020 n’a, à tort, « assorti [sa] mise en
œuvre d’aucune […] garantie, notamment quant aux obligations pouvant être
imposées aux personnes y étant soumises, à leur durée maximale et au contrôle
de ces mesures par le juge judiciaire dans l’hypothèse où (les mesures
litigieuses) seraient privatives de liberté »
(paragraphe 86). En l’absence de contrôle à bref délai par ce juge de la
légalité du confinement, le gouvernement français aura donc arbitrairement
détenu près de 70 millions de personnes dans leurs domiciles respectifs pendant
près de deux mois, sans que pratiquement aucune d’entre elles n’y ait trouvé
quoi que ce soit à redire. »
www.liberation.fr/debats/2020/05/12/le-confinement-67-millions-de-privations-arbitraires-de-la-liberte_1788028
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