Pour
le philosophe Abdennour Bidar, en voulant sauver la vie, nous l’avons dans le
même temps coupée de tous les liens qui la nourrissent, vidée de toutes les
significations qui la font grandir.
Interdiction
de visiter les malades à l’hôpital, interdiction de visiter les personnes âgées
en Ehpad, interdiction au conjoint d’assister à l’accouchement dans certaines
maternités, interdiction de se rassembler à plus de quinze personnes pour les
enterrements, et tout cela ajouté à l’interdiction de sortir de chez soi pour
un motif autre que celui de subvenir à ses besoins vitaux. Sommes-nous donc
devenus fous ? Comment avons-nous pu tomber si bas ? Comment en est-on arrivé à
bafouer à ce point de radicalité les droits et devoirs les plus sacrés, autant
que les droits humains les plus fondamentaux et les plus élémentaires de la
démocratie ? Il ne s’agit même pas, en posant ces questions, d’accuser le politique
ou tel gouvernement. C’est à nos sociétés post-modernes que ces interrogations
sont adressées : qu’est-ce qui a dégénéré à ce point, dans nos cultures, nos
institutions, nos mentalités, pour que, dans la situation imposée par le
coronavirus, nous nous retrouvions ainsi à apporter les pires réponses
possibles ?
Au fin fond de la
caverne de Platon
Comme
le disait Shakespeare, « il y a quelque
chose de pourri au royaume du Danemark ». Il y a quelque chose qui ne
tourne pas rond du tout dans le système général de la civilisation humaine
moderne, et qui doit nous inquiéter bien plus que tout le reste, pour que nous
nous trompions de la sorte sur le fondamental : le sacré, la dignité humaine,
la liberté. J’admets que l’erreur soit humaine et que le « sens du juste » soit
relatif. Mais quand on commence à faire des erreurs, non que dis-je, des fautes
systématiques sur ce qui touche à ce fondamental, quel doute reste-t-il ?
N’a-t-on pas atteint collectivement un degré d’égarement absolument effarant ?
Le fin fond de la caverne de Platon. Ou l’enfer, non pas au sens religieux du
terme, mais au sens d’un tel état d’inhumanité, de barbarie, de bêtise, qu’il
nous condamne à aller vers le pire à cause de la gravité de nos propres
errements.
Les
beaux esprits me disent « qu’auriez-vous
fait d’autre ? » N’était-il pas indispensable de prendre toutes ces mesures,
certes, inhumaines et liberticides ? N’est-on pas aujourd’hui dans ce type de
situation historique extrême que les hommes ont toujours redouté parce qu’on
n’y a plus le choix qu’entre un mal et un autre mal ?
J’entends
tout cela. Mais avons-nous bien mesuré la signification des choix que nous
avons faits ? L’interdiction de rendre visite aux malades : de l’aveu même de
médecins, cet isolement absolu imposé aux souffrants, dans cet univers si froid
et entièrement machinique de l’hôpital, sans aucun soutien ni réconfort ni
présence des proches, a fait dans bien des situations des dégâts terribles qui
se sont ajoutés à l’agression du virus.
L’interdiction
de rendre visite aux personnes âgées : là encore, combien de témoignages font
état d’une situation d’isolement fatal, pour des personnes extrêmement
vulnérables qui, privées de tout lien physique avec leur famille, se sont tout
simplement laissées mourir. L’interdiction de rassembler l’ensemble de la
famille et des amis pour les enterrements : voilà donc que, non seulement on ne
peut plus vivre ensemble pendant le confinement, mais qu’on ne peut plus le
faire décemment dans l’accompagnement du défunt. Et, pour poursuivre sur le
funèbre, le cimetière de la démocratie, paix à son âme, avec l’interdiction de
circuler librement – et ce spectre, dans un futur proche, d’un traçage des
citoyens.
Protéger «la vie
nue»
Oui,
il fallait protéger la « vie nue » dont parle Giorgio Agamben. Oui, il y a
d’admirables héros du quotidien qui ont pris soin de cette vie nue, et l’ont
sauvée parfois. Mais comme il nous en a averti, et Michel Foucault avec lui, on
ne peut pas, sous peine de renier notre humanité, choisir la préservation de
cette vie nue « toute seule », de cette vie biologique au détriment de ce qui
en fait une existence humaine en lui donnant son sens, son prix, sa grandeur :
partager ses moments décisifs, naissance, maladie, vieillissement, mort ;
respecter tout ce que j’ai appelé le sacré, la dignité, la liberté. C’est cet
équilibre dans les valeurs que nous avons manifestement perdu, dont nous avons
été manifestement incapables. Nous avons voulu sauver la vie, mais nous
l’avons, à l’inverse, coupée de tous les liens qui la nourrissent, vidée de
toutes les significations qui la font grandir. Cesser d’exister pour rester en
vie ? Cette contradiction est accablante.
Aurons-nous
la lucidité, l’humilité, la sagesse de l’admettre ? De reconnaître que nous ne
sommes plus à l’échelle mondiale qu’une civilisation de bas niveau éthique,
humain, spirituel ? On pourra continuer à le nier, à se raconter des histoires,
à faire de beaux discours. Cependant, le verdict est là : cette épreuve de
vérité qui nous est infligée, nous n’avons pas su en relever le défi à hauteur
d’homme. Nous n’avons pas su, en effet, faire exister l’harmonie entre la vie
et le sacré, le vital et l’humain, la sécurité et la liberté. Nous avons
maximisé le vital et méprisé le sacré, alors que l’être humain est pleinement
humain quand en lui le corps et l’esprit sont considérés à égalité de droits.
Nous avons maximisé la sécurité en écrasant la liberté, alors que l’être humain
est pleinement humain quand sa société politique lui garantit autant l’une que
l’autre.
Une absurde prison
Par
conséquent, je veux bien croire que chacun a fait de son mieux, et que tout a
été fait « pour le bien commun ». Mais j’observe alors que, quand les hommes
sont égarés comme nous le sommes, les meilleures intentions se retournent
contre eux. En l’occurrence, avec toute notre intelligence, notre science, nos
technologies, etc. nous avons réagi à la crise de façon tellement déshumanisée
et déshumanisante, tellement irrationnelle derrière les apparences de la plus
grande rationalité, que cela signe sans appel la fausseté parfaite de notre
vision du monde, de notre mode de pensée, du sens que nous avons, ou prétendons
avoir, de notre humanité même.
Nous
avons pourtant tous lu « 1984 » de George Orwell ou le « Meilleur
des mondes » d’Aldous Huxley… déjà ces auteurs que nous admirons – de
façon visiblement aveugle – décrivaient exactement ce monde de l’avenir dont
les maîtres et les masses pensent qu’ils en font chaque jour un peu plus un
paradis, alors qu’il devient lentement mais sûrement une absurde prison. Je
ressens la même chose actuellement en entendant les uns et les autres
répercuter en boucle, appliqué à notre situation, tout le vocabulaire « idéal »
: protection, sécurité, santé publique, responsabilité, solidarité, intérêt
général. Mais comment retrouver dorénavant la moindre confiance en toute cette
rhétorique, et, au-delà des mots, une confiance en nous-mêmes, en ce que nous
sommes, en ce qui fonde notre existence personnelle et collective, en notre
trajet de civilisation, alors que nous avons failli à ce point ? Comment nous
relever désormais de cette faillite… que d’aucuns ne manqueront pas demain de
célébrer, pour le vendre à leur profit, comme « une grande victoire de
l’humanité unie » contre le mal d’un maudit virus ?
Abdennour
Bidar philosophe
Lundi 4 mai 2020 à
16:54
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